Inde : archaïque ou moderne ?

 

••••••••••••••••••••••••••••••

Les catalogues de voyages et les dépliants touristiques, qui ne sont jamais à court de clichés, diraient que l'Inde est une terre de contrastes : son immensité géographique (3287590 km2 soit six fois la France, 2933 km d'Est en Ouest et 3214 km du Nord au Sud), sa population pléthorique, environ 1,1 milliards d'individus. Le nombre des langues parlées ne fait pas l'unanimité selon les sources : si l'Etat reconnaît officiellement 22 langues nationales (mais on lit aussi le chiffre de 18), on dénombrerait près de 3400 (3372 !!) langues et dialectes locaux. En fait, il n'y en aurait que 13 (en plus des 22) parlées par plus de 5 millions de locuteurs et 216 concernant des groupes de plus de 10000 personnes...

On en valide en tout cas, même avec ces approximations, l'idée d'une diversité extrême des conditions sociales, économiques, religieuses, culturelles, ...

Il n'est donc pas surprenant que le voyageur soit, dans ce pays étonnant, témoin de scènes qui reflètent la multiplicité des différents plans de vie. Nous nous attacherons ici à rapporter quelques éléments à l'appui de deux thèses opposées :

1. L'Inde est un pays encombré d'archaïsmes, paralysé par une bureaucratie omniprésente et inefficace, évoluant vers le monde moderne avec regret et dans certains secteurs seulement
2. L'Inde est un pays démocratique dynamique, ce qui permet l'émergence rapide d'une modernisation. Les îlots encore évidents de structures obsolètes, inadaptées aux besoins de la société se réforment d'ailleurs par les effets de politiques libérales.

Sans doute, les exemples choisis ci-après peuvent-ils influencer l'opinion prépondérante. A chacun de se faire un avis après lecture ou, mieux encore, en allant sur place et en gardant les yeux, et surtout l'esprit, ouverts.

Les chemins de fer

L'Inde possède un réseau ferrré énorme (63122 km en 2003 dont 42000 km voies larges standardisées, 17000 km en voies métriques et 3700 km en voies étroites de deux pieds), qui fut le plus long du monde pendant longtemps, paraît-il, maintenant dépassé par la Chine. Très intelligemment les Britanniques, durant l'époque coloniale, développèrent cette infrastructure qui répondait à un double objectif :

 Permettre l'acheminement rapide de troupes et de matériel militaire pour contrôler plus aisément un empire immense et disparate,
 Transporter vers les ports les produits agricoles que les colons exportaient vers la Métropole (coton, thé, jute, indigo, épices, etc.)

Entreprise publique, la Compagnie des Chemins de fer (Indian Railways) joue toujours un rôle majeur dans les échanges commerciaux. Largement subventionnée, elle permet à des millions de passagers (13 millions par jour), de voyager dans des conditions certes sommaires mais qui ont le mérite d'exister. Le frêt ferroviaire, quant à lui, ne s'est pas développé car très fortement concurrencé par la route. Un certain nombre de voies sont restées au standard métrique et la modernisation des infrastructures (ouvrages d'art, passages à niveau, motrices, wagons, etc.) demeure marginale. Le matériel roulant est globalement vétuste. Les vitesses sur le réseau sont dérisoires : les trains de voyageurs les plus rapides (Shatabdi, Rajdhani) plafonnent à 70-75 km/h de moyenne. Les trains ordinaires (omnibus) se traînent à 20-30 km/h.

Cependant, dans ce contexte pesant, des points de modernisation sont perceptibles Ainsi, les réservations sont elles entièrement informatisées. Il est également possible de réserver et de payer son billet par Internet. Dans les grandes villes, un bureau spécial de réservation et émission de billets est réservé aux étrangers (ou Indiens de l'étranger) et des quotas de places leur sont réservés. Ces facilités sont curieusement affectées d'une lourdeur bureaucratique inutile quand, à Delhi, le paiement d'un billet en roupies requiert la présentation d'un reçu de change de devises...

Le réseau routier

Le réseau routier indien se subdivise en routes nationales (34608 km), routes régionales (128622 km) et routes terminales (2737080 km) soit un total de 3.01 millions de kilomètres. Gigantesque, il fait l'objet, depuis une dizaine d'années, d'un effort considérable de modernisation. L'objectif à court terme, est d'obtenir un réseau moderne de 65569 km de routes nationales qui, bien que concernant seulement 1.7 % du total, concourt pour 45 % du trafic. Le programme en cours de réalisation consiste à améliorer les routes nationales pour connecter les grandes métropoles : Delhi, Mumbai, Chennai et Calcutta. C'est ce que l'on appelle le Quadrilatère d'or, ainsi que les Corridors Nord-Sud et Est-Ouest reliant Kanniyakumari à Srinagar d'une part, Porbandar à Silchar d'autre part. Ce projet comporte la transformation en 4/6 voies de ces routes nationales, à l'horizon 2007.

La route transporterait 65 % du trafic frêt et 87 % du trafic passagers. Le trafic croîtrait au taux de 7 à 10% par an alors que le parc circulant augmente de quelque 12% par an.

Il était temps, car l'accent principal avait été mis pendant longtemps sur le désenclavement des villages par la confection de petites routes de desserte qui n'exigent, il est vrai, pour leur exécution, que de moyens techniques rudimentaires. Ainsi était-il fréquent de voir, le long des routes, des femmes casser les cailloux avec des marteaux et des hommes chauffer le goudron dans de grandes bassines sur des feux de bois pour le verser ensuite à la louche sur la chaussée. Inutile de dire que le revêtement bosselé avait une durée de vie limitée. La modernisation des grands axes a vu apparaître des intervenants de Travaux Publics mieux équipés de machines goudronneuses automatiques.

Mais, à visiter l'Inde, on a l'impression que ces travaux avancent par à-coups. Les finitions traînent en longueur, la signalisation est inexistante : ainsi, passe-t-on de quatre à deux voies sans que rien ne l'indique, ou bien un tronçon refait se termine abruptement par une dénivellée de quelques centimètres (bonjour, la sécurité de la conduite !).

Le comportement des usagers demeure inchangé sur ces axes modernes. On peut aussi bien se retrouver nez à nez avec un camion ou un tracteur circulant à contre-sens qu'avec des troupeaux traversant tranquillement. Lorsque ces quatre voies traversent des villages, la circulation y est chaotique. Au total, il n'est pas raisonnable d'espérer rouler à plus de 70 km/heure de moyenne sur ces axes présumés modernes, qui nécessitent pourtant des investissements colossaux.

Un rapport officiel récent (mars 2005) dont des extraits sont parus dans la presse, compare les avantages de l'Inde et de la Chine en termes d'infrastructures routières. La Chine est très en avance sur l'Inde car les grands axes de communication ont été privilégiés par rapport aux dessertes locales. La cohabitation, sur les grandes routes de l'Inde, d'usagers aux vitesses très différentes, est décrite comme un facteur majeur d'insécurité.

La circulation dans les grandes villes relève souvent du casse-tête. Ce n'est pourtant pas faute d'une politique volontariste pour la création d'autoroutes urbaines surélevées ou d'autoponts et échangeurs aux carrefours encombrés. Delhi se dote (enfin) d'un métro de plusieurs dizaines de km essentiellement aérien. Il est question d'un super-périphérique pour détourner de la capitale le flux des camions.

Des efforts importants ont été engagés pour diminuer la pollution. Ainsi, à Delhi, tous les rickshaws à moteur ont du s'équiper pour utiliser du gaz liquide à faible pollution, les bus municipaux sont en cours de conversion. A Bombay, les rickshaws sont interdits dans le centre ville. A Agrâ, la municipalité restreint les rickshaws et les camions car les gaz d'échappement attaquent le marbre du Taj Mahal. Mais les problèmes sont tellement énormes que l'on a l'impression que les solutions sont toujours insuffisantes. Dans le vieux Delhi, la densité humaine est telle que la circulation est un cauchemar. La juxtaposition des voitures, rickshaws à moteur, cyclo-rickshaws, charrettes à bras, vélos fait que la vitesse générale est celle du moins rapide. Si on ajoute les vaches, les éléphants (quand même occasionnels) et les piétons, on arrive très vite au blocage.

L'informatique et les technologies de l'information

Le goût et les aptitudes en développement logiciel des indiens viennent probablement d'une longue tradition ancestrale dans les domaines des mathématiques et de l'astrologie.

L’Inde est la première destination de l’offshore en services informatiques avec un chiffre d’affaires de 17,2 milliards de dollars, soit 44 % du marché mondial. Ce marché est en pleine croissance puisqu’il devrait atteindre 94 milliards de dollars en 2008 et l’Inde entend accentuer sa domination en prenant plus de 50 % de ce marché, soit 48 milliards de dollars. En 2005, le nombre d’informaticiens devrait dépasser le seuil du million, soit 200 000 de plus en une seule année.

L’Inde est devenue en quelques années l'un des premiers fournisseurs en développement de logiciels et en services informatiques grâce à une main-d’œuvre hautement qualifiée, anglophone et dont les salaires sont très attractifs pour les entreprises qui souhaitent externaliser une partie de leur activité. La Nasscom (National Association of Sotware and Services companies) estime que le coût horaire d’un développeur indien s’établit entre 18 et 26 dollars contre 55 à 65 dollars en Europe de l’Ouest ou aux Etats-Unis. En nombre d’ingénieurs spécialisés en TIC parlant anglais, l’Inde vient en deuxième position derrière les Etats-Unis.

L'Inde s'enorgueillit, à juste titre, du développement très rapide des technologies de l'information. Quarante trois millions de téléphones portables (chiffre de septembre 2004) équipent déjà les Indiens à des prix défiant toute concurrence. Le réseau satellite couvre apparemment les villages les plus reculés. Cette desserte par satellite fonctionnait déjà depuis des années pour les téléphones fixes que l'on trouve partout, signalés par un panneau jaune ISD/STD/PCO (communications internationales, nationales, locales). L'accent est mis maintenant sur l'équipement Internet. Les "cafés Internet" fleurissent dans les villes et les tarifs (20/30 Rs de l'heure) sont suffisamment attractifs pour permettre à de nombreux jeunes l'accès au WEB.

De nombreux instituts forment des bataillons de diplômés souvent brillants que les multinationales recrutent de plus en plus volontiers. Jusqu'à il y a peu, ces ingénieurs et techniciens s'expatriaient vers des pays anglophones, par exemple la Silicon Valley, en Californie, où ils seraient plus de 20000, souvent dans des postes de haut niveau. Mais depuis quelques années, des grandes compagnies privées indiennes ont opportunément saisi la chance du développement phénoménal de ce secteur d'activité : Bangalore, Bombay, Hyderabad, et plus récemment Gurgaon (banlieue de Delhi) ou Calcutta sont autant de pôles d'activité informatique. La production de logiciels est une spécialité indienne mais, en revanche, tout le hardware (composants) est davantage réalisé par des pays du sud-est asiatique, comme la Corée du sud ou Taiwan.

Dans d'autres secteurs voisins des services, l'Inde s'est très rapidement imposée comme un intervenant sérieux. Beaucoup de pays européens et davantage encore les Etats Unis, procèdent à la délocalisation d'activités vers des pays émergents. Ainsi, de nombreuses sociétés font-elles faire en Inde tout le traitement informatique de leur comptabilité. La création, en Inde, de Call Centers (centres d'appels) permet à des sociétés du monde entier de faire traiter à moindre coût les appels téléphoniques de leur clientèle par du personnel parfaitement anglophone dont les salaires sont très inférieurs à ceux des Etats Unis ou de Grande Bretagne. Ces Call Centers sont cependant critiqués : le métier d'opérateur standardiste est stressant, oblige à des horaires de travail décalés puisque le client qui appelle une société ne sait pas que la personne qui lui répond est à 15000 km, sur un autre continent. Ces Call Centers recouvrent des activités aussi diverses que l'assistance à la vente de produits, les réservations d'hôtels ou de tickets de vols aériens, les demandes techniques, le service clientèle des banques, le marketing à distance, la recherche de débouchés pour les produits, etc.

Les jeunes diplomés (souvent sur-diplomés par rapport aux compétences réellement requises dans ce travail) qui y sont embauchés sont certes ravis de bénéficier d'un salaire alléchant d'après les standards locaux, mais n'y restent souvent pas plus de quelques mois.

Plus sérieux encore, le développement rapide des Call Centers pourrait très bien n'être qu'un feu de paille. D'autres pays pourraient d'ici peu s'avérer des compétiteurs redoutables, telle la Chine qui a lancé un gros programme pour mieux former ses jeunes diplomés à la pratique de l'anglais (un opérateur de Call Center doit parler sans accent trahissant son origine).

Mais le sous-continent Indien a évolué, ces dernières années, en augmentant considérablement ses compétences et capacités techniques. Les fameux centres d’appels (voir plus haut) sont désormais moins importants que la conception de circuits intégrés ou le développement de technologies avancées. Plusieurs fournisseurs informatiques ou télécoms américains de premier plan y ont leur plus important centre de développement après ceux fonctionnant aux Etats-Unis. C’est le cas de Sun, Cisco ou Microsoft par exemple. Capgemini qui y emploie déjà 2500 personnes a indiqué récemment qu’elle comptait passer rapidement à 10 000 personnes. Dell doit également atteindre ce nombre de 10 000 personnes. Par ailleurs, IBM compte recruter quatorze mille salariés en Inde d'ici à la fin de l'année selon une information parue fin juin 2005 dans le New York Times.

L’Inde possède aujourd’hui des entreprises de taille internationale comme Infosys ou Wipro (respectivement 1,6 et 1,87 milliards de dollars de chiffre d’affaires). Ces deux entreprises sont en plus largement profitables avec des bénéfices de 419 et 363 millions de dollars. Le secteur des TIC est donc celui qui connaît la plus forte croissance en Inde. En ajoutant les exportations de logiciels et services et l’outsourcing, le marché indien des TIC a augmenté de 32 % sur un an, au 31 mars 2005, pour atteindre 22 milliards de dollars. C’est l’activité d’outsourcing qui augmente le plus vite avec un taux de croissance de 50 % environ pour dépasser plus de 5 milliards de dollars.

Cependant l'Inde pourrait connaître une pénurie de main d'œuvre dans le secteur IT d'ici cinq ans. Toujours selon le Nasscom, cette branche emploie actuellement environ trois cent quarante-huit mille personnes, 42% de plus que l'année dernière, un chiffre qui devrait s'établir quatre cent soixante-dix mille dans un an et à un million en 2009.

Si l'Inde compte plus de un milliard d'habitants, moins de 10% des jeunes diplômés possèdent les compétences nécessaires à rejoindre l'industrie IT. On redoute donc une pénurie de main d'œuvre d'ici cinq ans, entre deux cent cinquante mille et trois cent mille. Le problème crucial du pays ne serait pas la quantité de travailleurs, mais leurs compétences, car la quantité ne compense pas la qualité.

Dans des domaines différents, mais qui n'en sont pas moins importants pour le développement du pays, l'utilisation des nouvelles technologies permettra d'amener l'éducation pour tous dans les villages et conduit à des recherches sur le E-learning (télé-enseignement) et les bibliothèques numériques. Un vaste projet de numérisation des documents anciens vise à la conservation du patrimoine qui risque de disparaître de par la dégradation des supports (papier, encre). Le support des nombreuses langues nationales ou anciennes pose des problèmes importants aux développeurs, la majorité des logiciels étant basés sur les langues anglo-européennes. Dans les universités et les centres de recherche, la carence en moyens (vieux PC servant de serveurs, coupure de réseau fréquentes, salles informatiques mal climatisées...) est compensée par une extrême motivation des professeurs et étudiants.

Le secteur médical

L'Inde se fait une spécialité, depuis quelques années, du tourisme médical. Quelques hôpitaux haut de gamme proposent à la clientèle étrangère des interventions chirurgicales à des tarifs trois à quatre fois inférieurs à ceux pratiqués en Occident : orthopédie, pontage cardiaque, prothèse dentaire attirent ces touristes d'un nouveau style (150000 en 2004). Les compétences hors pair des praticiens, l'hygiène au moins comparable à celle que nous rencontrons dans nos établissements (ce qui n'est pas trop difficile vu la fréquence des maladies nosocomiales en France), le confort et l'hôtellerie supérieurs à nos standards (là, c'est encore moins difficile), suffisent à assurer l'expansion de ce créneau des services.

Hélas, ce tableau flatteur de la médecine indienne n'est pas du tout représentatif de la situation générale. L'Inde est pratiquement le dernier des pays asiatiques en termes de pourcentage du PNB consacré à la santé. Les hôpitaux et dispensaires des villages sont démunis de tout, manquent de moyens (équipement, médicaments), comme de personnel. Dans l'Inde rurale, peu motivés par des salaires de misère, certains médecins émigrent à contre coeur aux Etats Unis, d'autres se réfugient dans l'indifférence et parfois, à l'instar de certains infirmiers et auxiliaires de santé, monnayent des soins présumés gratuits. Ces dérives ne remettent pas en cause le dévouement de la plupart mais sont le fruit d'un manque d'appui patent des services publics.

L'état sanitaire des gens pauvres des campagnes est terrible : infirmités aggravées par manques de soins, plaies surinfectées, dents pourries à quarante ans sont monnaie courante. Des épidémies de choléra, de polyo, de méningite, voire de peste (1994) apparaissent sporadiquement ici ou là. Depuis 2004, l'Inde a ravi à l'Afrique du Sud le triste record mondial de personnes atteintes du sida ou porteurs du virus HIV (5,3 millions environ). En ville, les médecins sont plus nombreux; les clientèles privées sont globalement plus solvables. Mais la sédentarité, les conditions de travail de plus en plus stressantes, les transports en commun mal commodes, inconfortables et surchargés, l'abus du tabac, l'excès de consommation de féculents et de sucres, engendrent des maux qui frappent massivement une population psychologiquement non préparée, sous-informée donc plutôt inconsciente des risques : obésité (l'augmentation de personnes obèses, en quelques années, est fulgurante), hypertension, diabète (l'Inde est le pays comptant le plus de diabétiques, environ 30 millions) sont devenus, en quelques années, des fléaux majeurs.

Le tourisme

Si l'on visite l'Inde en "voyage de groupe" on pourrait s'imaginer que ce pays est une destination majeure du tourisme : vaste contrée à la civilisation prestigieuse et évoluée, l'Inde dispose en effet d'un énorme potentiel. Potentiel géographique tout d'abord car, depuis les hautes montagnes himalayennes du nord jusqu'aux rizières et backwaters du Kerala, en passant par les étendues arides ponctuées de forts saisissants au Rajasthan, la palette des paysages est incroyablement diverse. Potentiel culturel ensuite, car sa longue histoire a fait de l'Inde un creuset de cultures variées, souvent antagonistes, et qui se sont fondues ici en une mosaïque unique au monde : l'univers hindou des grands temples du Sud n'a rien à voir avec l'architecture Moghole du Nord et elle-même se distingue sensiblement de la culture rajpoute du Rajasthan, pour ne donner que ces exemples.

Le touriste de groupe, ravi, aura tendance, en une douzaine de jours de voyage au Rajasthan (80 % des touristes étrangers ne vont que dans ce seul Etat, et encore, dans quelques villes "phares" seulement), à croire que l'Inde est parsemée d'anciens palais de Mahârâja reconvertis en hôtels de luxe au charme quelque peu désuet et passablement rococo.

Bien entendu, cette vision exotique ne correspond nullement à la réalité de l'industrie du tourisme en Inde. Un premier chiffre, déjà, porte à reflexion : moins de trois millions de visiteurs étrangers par an. Alors que plus de quatre millions d'Indiens se rendent à l'étranger... Les investisseurs privilégient le créneau haut de gamme (4 ou 5 *) mais le service offert, ainsi que la maintenance, ne sont pas toujours à la hauteur des prétentions. Des chiffres parus dans la presse (mars 2005) indiquent qu'à Delhi, les prix des hôtels de catégorie supérieure ont augmenté de 60 à 80% en trois ans sans que l'inflation (4-6 % par an, maintenant), ni les qualifications ne justifient un tel bond. Les opérateurs touristiques considèrent désormais l'Inde comme une destination plutôt chère par rapport aux autres pays d'Asie du sud-est. La volonté politique affichée demeure sans grand contenu. Hormis la rareté des espaces constructibles libres dans le centre des villes et, par conséquent, un marché immobilier coûteux, la bureaucratie décourage les investisseurs : il ne faut pas moins de 38 autorisations différentes avant de pouvoir construire puis mettre en service un hôtel. Temps perdu, qui se compte en années, dépenses de dessous de table, sont autant d'obstacles.

La situation n'est pas meilleure pour les hôtels de moyenne gamme qui draînent l'énorme marché de la clientèle nationale. Les Indiens voyagent énormément dans leur pays. Que ce soit pour se rendre dans des lieux religieux en pèlerinage, pour aller visiter de la famille à l'occasion d'un évènement, naissance, mariage, décès, ou autre, pour vivre une période de lune de miel dans un beau lieu touristique, des millions de personnes transitent chaque jour dans les trains ou les bus. Mais les petits hôtels trop souvent vétustes, à l'entretien inexistant, à la propreté douteuse et au personnel fruste, sont infiniment plus nombreux que les établissements récents, tenus par des managers vigilants et exigeants envers leur personnel sur la qualité, la propreté et le service...

Il n'ya aucune fatalité dans ce constat, mais seulement l'expression d'une inertie trop souvent répandue.

Politique et développement

L'Inde s'enorgueillit, non sans raison, d'être "la plus grande démocratie" du monde. Plus d'un Indien s'est bien amusé des péripéties ridicules qui ont marqué l'élection présidentielle aux Etats Unis en l'an 2000, avec les machines vétustes et non fiables utilisées pour le décompte dans certains Etats, d'après ce que la presse a expliqué au bon peuple.

Ici, le taux de participation électorale est élevé, sans atteindre les scores confiscatoires des régimes soit disant démocratiques des régimes autoritaires. Le vote est libre, quoique l'on reviendra sur le contenu de cette notion. Les femmes votent depuis 1950 (souvenons-nous, ce ne fut qu'en 1944 que les femmes obtinrent le droit de vote en France), ainsi que les Intouchables, la lie de la société, dépourvue de tous droits, paraît-il, selon les intellectuels progressistes, indiens ou non. Il est vrai que ce droit leur est trop souvent dénié par certaines franges intolérantes et fondamentalistes des castes supérieures.

Le système politique fédéral accorde aux Etats de larges pouvoirs, très supérieurs en tout cas à ceux des instances régionales ou préfectorales de la République Française, malgré une décentralisation présumée bien avancée.

Le verdict des urnes permet l'alternance politique. Ainsi, en 2004, la coalition de droite dirigée par le BJP (Bharatiya Janatha Party) a-t-elle cédé la place au Congress (centre gauche) qui a du, pour former le gouvernement, constituer une alliance avec divers petits partis de gauche parmi lesquels on note les communistes marxistes. Le BJP et ses alliés auraient perdu le pouvoir pour avoir mené une politique de libéralisation économique trop hâtive, estimée dommageable pour les classes moyennes-pauvres de la population. Cependant, le budget 2005 présenté par le Ministre des Finances en février, aurait plutôt tendance à montrer que le nouveau gouvernement entend continuer et même accélérer la libéralisation économique, sans pour autant montrer beaucoup d'attention au programme social sur lequel il s'était mis d'accord avec ses partenaires de gauche, dans le but évident de revenir au pouvoir.

Bref, sans qu'il soit question pour nous de prendre parti, il apparaît, à la simple lecture des journaux et revues anglophones locales, que le processus démocratique est ouvert, ce qui, me semble-t-il, est la marque d'un pays moderne, dans le sens où les occidentaux l'entendent. Cette situation résulte, au moins partiellement, de la conjonction de plusieurs facteurs favorables. Déjà, de par leur culture, les Indiens sont portés aux débats d'idées, à telle enseigne que l'on est plus souvent porté à tracer des plans mirifiques sur ce que l'on va faire qu'à agir réellement.

Une petite digression amusante va nous permettre d'illustrer ce propos. Voici trois exemples récents (mars 2005) lus dans la presse :

 Le magnifique lac Pichola d'Udaipur (Rajasthan) est vide; on n'a pas vu cela depuis 1972. La cause ? Une série d'années de très faible mousson. Un agent de voyage d'Udaipur me dit récemment : "Ce n'est pas grave. L'an prochain, on aura autant d'eau que nécessaire car on va dériver l'eau d'un barrage au sud d'Udaipur". Quelques jours après, je lis dans la presse que l'on étudie actuellement la possibilité de relever de trois mètres la hauteur d'un barrage situé une centaine de km d'Udaipur et que le supplément de réserve serait détourné par conduite vers Udaipur. Dans combien d'années, cinq ou dix au minimum !!
 Noida est une grande banlieue de Delhi. Un "projet" d'immeuble de 135 étages, battant le record mondial de hauteur de la tour Taipei 101 (508 m) à Taiwan serait à l'étude !! En fait, évidemment, seul un fada a lancé l'idée et tout le monde s'est jeté dessus sans réfléchir... Il suffit de voir les bâtiments les plus hauts de l'Inde à Bombay pour se rendre compte que demain n'est pas la veille de ce nouveau record du monde !!!
 Lors du désastreux tsunami du 26 Décembre 2004, les Iles (indiennes ) d'Andaman, proches de l'épicentre ont été frappées en premier. Personne n'a réagi et deux heures plus tard, le tsunami arrivait sur les côtes du Tamil Nadu, tuant quelque 8000 personnes. Inertie administrative, absence d'initiative, manque de personnel, etc. tout s'est combiné pour le résultat que l'on sait. Moins de deux mois plus tard, les Indiens clament qu'ils vont mettre en place un réseau de surveillance et d'alerte utilisant le dernier cri de la rechnique, équipement de communication satellitaire, cartes numérisées, ordinateurs portables en réseau, vidéo-conférences instantanées pour les prises de décision et transmission aux cellules de veille décentralisées sur les côtes menacées. La question n'est pas de savoir s'ils sont capables de le faire, ils le sont. Mais le feront-ils et quand ?

La colonisation britannique, si elle a largement pillé et appauvri ce pays en exploitant ses richesses naturelles, a eu au moins le mérite d'introduitre des idées occidentales modernes parmi les classes qui accédaient à l'éducation (pour mieux servir leurs Maîtres). Les Indiens qui allaient faire leurs études en Europe ont d'ailleurs, pour leur plus grand bénéfice, été au contact des idées réformistes des 19 et 20ème siècles. L'émergence d'une conscience nationale ne date guère que du 19ème siècle et doit beaucoup aux Anglais, même si cette assertion ne fait pas plaisir à certains historiens indiens qui font remonter l'idée d'"unité nationale" aux temps beaucoup plus anciens des grands Empires, comme les Maurya (empereur Ashoka, 3ème siècle avant notre ère), les Gupta (4ème-7ème siècle de notre ère) ou même les Moghols, surtout avec Aqbar (17ème siècle), oubliant que ce dernier, comme les prédécesseurs de sa dynastie, n'était pas un autochtone et ne représentait que la minorité musulmane au pouvoir. Ces mêmes historiens sollicitent également le passé en faisant du Panchayat (l'autorité administrative traditionnelle au niveau d'un village) la structure élémentaire démocratique de la société. Il n'en est évidemment rien puisque les membres cooptés des Panchayat sont et ont toujours été des notables, par exemple des propriétaires terriens. La démocratie a adopté les Panchayat mais ne leur doit pas grand chose.

Le vote démocratique reste largement orienté par les groupes d'intérêts qui se situent au niveau des castes ou des sous-castes. Des pans entiers d'électeurs constituent, pour les hommes politiques qui manient les promesses sans nuances ni scrupules, autant de "banques de vote". L'appartenance à une caste X d'un homme politique conditionne largement le vote des gens qui font partie de la même caste. Il est troublant de constater à quel point beaucoup d'indiens sont désillusionnés par leurs hommes politiques qu'ils accusent de manière systématique de corruption, d'incompétence, de népotisme, voire d'activités criminelles et mafieuses. Leur opinion n'est sans doute pas toujours exagérée, à lire les informations codées que délivre la presse, malgré l'(auto)censure qu'elle s'impose.

Les "libertés" démocratiques sont d'ailleurs souvent battues en brèche par des abus bureaucratiques trop souvent impunis : les plaintes judiciaires inabouties sont légion, les procès qui durent des années se comptent par dizaines de milliers, les gens battus à mort dans des postes de police ne sont pas des exceptions, la drogue soit-disant illégale est en vente libre dans des villes que la décence nous interdit de citer mais que tout le monde connaît, le boom immobilier actuel, sans précédent, avec des plus-values de 30 à 60% sur un an, doit beaucoup au recyclage d'argent illicite. Des économistes évaluent que 40 à 60% des montants de transactions immobilières sont non déclarés et que ce pourcentage reflète l'économie parallèle du pays. Pas étonnant que l'introduction de la TVA au 1er avril 2005 se heurte à de puissants groupes de pression. Le précédent gouvernement avait déjà tenté, il y a quelques années, d'introduire la TVA et avait dû reculer devant le tollé que ce projet soulevait.

Et pourtant, l'administration indienne est, comme tous les acteurs économiques, empêtrée dans un système aussi compliqué qu'absurde de multiples taxes hétéroclites selon les Etats, le plus archaïque étant peut-être l'octroi que les marchandises payent pour passer d'un Etat à un autre, occasionnant de longues files de camions et des heures perdues en attente.

 

Haut de page Autre chapitre Page d'accueil (home page)