Les dix Mahâvidyâ
Plan du chapitre
Chapitre Devî
Bagalamukhî Devî
Bhairavî
Bhûvaneshvarî
Chinnamastâ
Dhumavatî
Kâlî
Kamalâ
Matangî
Shodashî
Târâ
Images des Mahâvidyâ |
On trouve dans l'hindouisme un étrange groupe de dix Déesses. L'une d'entre elles, par exemple, boit le sang qui jaillit de son propre cou sectionné (Chinnamastâ) ! Une autre brandit une paire de ciseaux alors qu'elle est assise, l'air satisfait, sur un cadavre... Une troisième est dépeinte comme une vieille femme veuve fort laide conduisant un char avec une corneille peinte sur un fanion. Et la série continue, avec des personnages bizarres, c'est le moins qu'on puisse dire.
Le nom Mahâvidyâ vient des racines Maha (Grand) et Vidya (Connaissance transcendantale), Sagesse). La Mahâvidyâ est donc le "Grand Savoir des choses subtiles" et ce terme se trouve dans la philosophie du Tantrisme. Ce Grand Savoir est représenté par dix types d'énergie, dix "objets de connaissance", pourrait-on dire, ou encore dix aspects du cycle du Temps. Ce sont donc dix aspects du Divin, dix types d'Energie qui sont à l'origine du monde et l'animent. Autrement dit, ce sont des Shakti, des Déesses.
La série de ces dix Déesses couvre la gamme complète de la divinité féminine, depuis la Déesse terrible d'un côté, jusqu'à la beauté sublime de l'autre. Ces Déesses sont :
Kâlî, la Nuit Eternelle
Târâ, la Déesse de la Compassion
Shodashî, la Déesse de seize ans; elle personnalise les seize modes du Désir
Bhûvaneshvarî, la Créatrice du Monde; elle représente les forces substantielles du monde matériel
Chinnamastâ, la Déesse qui tranche sa propre tête; elle représente la distribution de l'énergie vitale dans l'Univers
Bhairavî, la Déesse du Délabrement; elle préside à la multiplicité des formes
Dhumavatî, la Déesse Veuve par sa faute; elle symbolise les forces obscures de la création
Bagalamukhî Devî, la Déesse qui saisit la langue du démon; elle symbolise les espoirs de l'humanité
Matangî, la Déesse qui aime la Pollution; elle symbolise les émotions violentes
Kamalâ, la Dernière mais pas la moindre; elle symbolise la pure conscience de la Shakti.
Les histoires qui illustrent la naissance de ces Déesses sont fort intéressantes et curieusement romantiques.
Un jour, durant leurs innombrables jeux amoureux, Pârvatî se démultiplia en dix formes différentes, une pour chaque direction de l'espace. Quels que fussent les tentatives de Shiva pour s'échapper de sa Pârvatî amoureuse, il la trouvait toujours à son côté, vers quelque direction qu'il se tournât. Chacune des Devî manifestées fit prendre conscience à Shiva des vérités essentielles, de la nature éternelle de leur amour mutuel et, plus encore, établit définiitvement dans la pensée indienne l'évidence de la supériorité de la Déesse sur sa contrepartie masculine !
Kâlî, la Nuit Eternelle |
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La déesse Kâlî est mentionnée comme la première des Mahâvidyâ. Noire comme la nuit, elle a un aspect terrible et horrifique. Dans le Rg Veda, on lit un "Hymne à la Nuit" (Ratri Sukta) qui explique qu'il existe deux sortes de nuit. Celle qu'expérimentent les êtres mortels et celle que connaissent les Etres divins. Dans la première, toute activité éphémère s'arrête, alors que dans la seconde l'actitivité de la divinité se met aussi en repos. Cette nuit absolue est la nuit de la destruction, le Pouvoir de Kâla. Le mot Kâla signifie le Temps, en sanscrit. Le nom de Kâlî dérive de ce même mot, de même que le mot sanscrit pour "noir". Elle est donc la nuit intemporelle, que ce soit pour les êtres humains mortel ou pour les Etres divins. Pendant la nuit, nous nous blotissons dans le bonheur comme des oiseaux dans leur nid. Les habitants des villages, leurs vaches et leurs chevaux, les oiseaux des airs, les gens en voyage vers telle ou telle occupation, les chacals et les animaux sauvages, tous accueillent la nuit avec plaisir et s'y réfugient car, à tous les êtres, malmenés par le voyage journalier, elle apporte calme et détente, tout comme une mère le ferait.
Le mot ratri (nuit) vient de la racine ra, "donner", et se comprend dans le sens de "Celle qui donne" la félicité, la paix du bien-être.
Bien entendu, la Mahâvidyâ Kâlî est la même Déesse que Kâlî, Shakti terrible de Shiva.
Târâ, la Déesse de la Compassion |
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Les similitudes entre Kâlî et Târâ sont frappantes et ne prêtent pas à erreur. Toutes deux se tiennent une image masculine couchée sur le dos où l'on reconnaît souvent Shiva, mais ce peut être un cadavre anonyme. Toutes deux portent le minimum de vêtements ou sont nues. Toutes deux portent un collier de têtes fraîchement coupées et une guirlande de mains humaines. Toutes deux ont une langue pendante, rouge du sang de leurs victimes. Leurs aspects sont si évidemment similaires qu'il est aisé de les confondre.
La tradition rapporte une histoire intrigante au sujet de la Déesse Târâ. Cette légende remonte à l'époque du Barattage de l'Océan. Shiva avait bu le poison créé par le barattage de l'océan, sauvant ainsi le Monde de la destruction; mais il s'effondra inconscient, frappé par son pouvoir toxique. Târâ apparut et prit Shiva sur ses genoux. Elle l'allaita et le lait neutralisa le poison; Shiva put ainsi retrouver ses esprits. Ce mythe rappelle celui dans lequel Shiva stoppe l'action furieuse de Kâlî en devenant un petit enfant. Voyant ce bébé, l'instinct maternel de Kâlî revient à la surface, elle se calme et se met à nourrir l'enfant Shiva. dans les deux histoires, Shiva prend la position d'un tout-petit par rapport à la Déesse. En d'autres termes, la déesse est la Mère, même pour le plus grand des Dieux.
Le fait distinctif dans l'iconographie de Târâ, ce sont les ciseaux qu'elle porte dans l'une de ses quatre mains. Les ciseaux représentent la capacité à extirper tous les attachements. Elle est de couleur bleue et, debout, elle pose son pied gauche sur le corps de Shiva.
Littéralement, le mot "Târâ" signifie Etoile. On dit que Târâ est l'étoile de nos aspirations, la muse qui nous guide sur le chemin de la créativité. Ces qualités ne sont que la manifestation de sa compassion. La tradition Bouddhiste souligne ces qualités de cette déesse et on la vénère au Tibet comme Incarnation de la compassion.
Shodashî, la Déesse de seize ans |
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On dit que Shodashî (ou Tripura-Sundari) naquit pour sauver les Dieux des méfaits d'un puissant et furieux démon. Le conte commence lorsque Shiva pulvérisa Kâma, le Dieu de l'amour, qui l'avait distrait de sa méditation. L'un des serviteurs de Shiva ramassa les cendres de Kâma et les saupoudra sur le sol pour former une image de forme humaine qui prit vit et persuada Shiva de lui enseigner un mantra puissant. L'image de cendre prit la forme d'un démon aussi terrible que le courroux de Shiva. Il saccagea le royaume des dieux. Craignant la défaite et l'humiliation, ceux-ci prièrent la déesse Tripura-Sundari de les aider. La déesse apparut et donna son accord. Elle se précipita sur le démon, lui assenant des coups violents et ainsi sauva les dieux.
Sur le plan iconographique, on représente cette déesse de couleur rouge, assise sur un lotus posé sur le corps couché sur le dos du Seigneur Shiva. Shiva est allongé sur un trône dont les pieds sont les dieux Brahmâ, Vishnu, Shiva, et Rudra. Dans ses mains, elle tient un arc et des flèches. L'arc est fait d'une tige de canne à sucre, symbole de douceur. Les traits que la déesse décoche sont donc la douceur même. L'un des épithètes qui la qualifie, Tripura Sundari, signifie justement "Celle qui est belle dans les trois royaumes". Quant à Lalita, un autre de ses noms, elle implique la douceur. Ces deux qualités sont bien visibles sur la manière de la représenter.
Le mot Sodashi veut simplement dire seize en sanscrit. On la voit donc comme une gentille jeune fille de seize ans. Chez les humains, seize ans, c'est l'âge de la perfection physique, après quoi commence, (lentement au début), le déclin. Seize jours correspondent au demi-cycle lunaire, de la Nouvelle Lune à la Pleine Lune. La Pleine Lune est la Lune de seize jours. Cette fille de seize ans (la Déesse) règne sur tout ce qui est parfait, complet et beau. Mais Shodashî personnalise aussi les seize modes du désir;
Un jour, Shiva appela sa femme (Kâlî) par son nom devant quelques jeunes filles venues en visite, mais il le dit de telle façon, en plaisantant, qu'elle entendit Noireaude au lieu de Kâlî (Kâlî veut en effet dire La Noire). Elle prit cela comme une méchante critique, car sa peau était en effet bien sombre. Elle s'en alla et résolut de se débarasser de cette couleur de peau peu flatteuse. Plus tard, le Rishi (Sage) Narada, voyant Shiva seul, lui demanda où était son épouse. Shiva se plaignit qu'elle l'avait abandonné et qu'elle avait disparu. Grâce à ses pouvoirs yoguiques, Narada découvrit que Kâlî vivait au nord du Mont Sumeru et il s'en fut la trouver pour la convaincre de retourner auprès de Shiva. Il lui dit, habilement, que Shiva pensait à se marier avec une autre déesse et qu'elle devrait revenir pour éviter ce problème. Kâlî avait déjà réussi à se débarasser de sa peau sombre mais ne s'en rendait pas compte. Arrivant en présence de Shiva, elle vit, dans le coeur de Shiva, un reflet d'elle-même avec une peau claire. Malade de jalousie, elle pensa qu'il s'agissait d'une autre déesse. Shiva lui conseilla de regarder avec plus d'attention, avec l'oeil de la connaissance, et elle se rendrait compte que le reflet qu'elle avait vu dans son coeur, c'était elle-même. L'histoire se termine avec Shiva disant à sa "nouvelle" Kâlî : "Puisque tu as pris cette forme magnifique, dans les Trois Mondes, ton nom sera Tripura Sundari. Tu garderas toujours l'âge de seize ans et on t'appelera aussi Shodashî".
Bhûvaneshvarî, la Créatrice du Monde |
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Avant que tout n'apparaisse, le Soleil prit forme dans les cieux. Les Rishi (Sages) lui firent des offrandes de Soma, la plante sacrée, afin que le Monde puisse être créé, à son tour. A ce moment-là, Shosdashi était le Pouvoir, la Shakti, à partir duquel le Soleil créa les Trois Mondes. Lorque la Création du monde eut pris fin, la déesse prit une forme adaptée au Monde manifesté. Ce fut Bhûvaneshvarî, la "Maîtresse du Monde". Bhûvaneshvarî reste non-manifestée tant que le Monde n'est pas créé. Elle est donc essentiellement en relation avec les aspects visibles et matériels du Monde créé.
Plus que toute autre Mahâvidyâ, sauf Kamalâ (voir plus loin), Bhûvaneshvarî est associée à et identifiée avec l'Energie qui sous-tend le monde visible. Elle en incarne la dynamique caractéristique et les constituants du monde, ainsi que ce qui lui donne son cachet particulier. Elle constitue une partie de la Création mais s'infiltre aussi dans toutes les conséquences de cette création.
La beauté de Bhûvaneshvarî est souvent citée. Elle a un teint éclatant et un beau visage, encadré de long cheveux à la couleur d'abeilles noires. Ses yeux sont grands, ses lèvres pleines et rouges, son nez délicat. Ses seins fermes sont enduits de pâte de santal et de safran. Sa taille est fine et ses cuisses, fesses et nombril sont ravissants. Sa jolie gorge est ornée de joyaux et ses bras sont faits pour embrasser. On dit que Shiva s'est fait un troisième oeil pour la voir parfaitement !!
Il faut comprendre cette beauté et ce charme comme une affirmation du monde physique. La pensée tantrique n'a pas de regard péjoratif sur le monde, ni ne le considère comme illusoire ou trompeur, comme le font d'autres courants de pensée de l'Inde. On le comprend tout à fait clairement quand on adhère à la pensée que le monde physique, les rythmes de la création, la durée et la destruction, et même les désirs et les souffrances de la condition humaine ne sont que le jeu de Bhûvaneshvarî, son activité réjouissante et joyeuse.
Saubhâgya Bhuvanêshvarî, d'une belle teinte rouge, porte une couronne de joyaux; elle a un visage souriant et des seins bien ronds. Dans une main, elle tient un vase plein de pierres précieuses et un lotus rouge dans l'autre. Son pied droit est posé sur un trésor de gemmes.
Chinnamastâ, la Déesse qui tranche sa propre tête |
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Un jour, Pârvatî s'en alla se baigner dans la Rivière Mandakini, avec deux de ses servantes, Jaya and Vijaya. Après le bain, la peau de la grande Déesse s'assombrit car elle était sexuellement émoustillée. Au bout d'un moment, ses deux servantes lui dirent :"Donne-nous de la nourriture, nous avons faim". Elle répondit : "D'accord, mais attendez". Elles recommencèrent un peu plus tard et elle dit à nouveau :"S'il vous plait, attendez, je suis occupée à penser à des choses importantes". Patientant encore, elles implorèrent :"Tu es la Mère de l'Univers. Un enfant demande tout à sa mère. La mère lui donne, non seulement de la nourriture, mais aussi de quoi couvrir son corps. C'est pourquoi nous Te prions de nous nourrir. Tu es connue pour ta miséricorde, Nourris-nous, s'il Te plait". Entendant cela, l'épouse de Shiva leur déclara qu'elle leur donnerait tout ce qu'elles voulaient dès qu'ils seraient de retour au Palais. Mais, à nouveau, les servantes se firent implorantes : "Nous sommes accablées par la faim, O Mère de l'UInivers. Donne-nous de quoi nous nourrir, O Toi qui es si miséricordieuse, Toi qui dispenses Tes bénédictions et qui combles les désirs de ceux qui t'aiment".
Alors, à ces paroles, la Déesse miséricordieuse sourit et trancha sa propre tête qui, aussitôt, vint se loger dans sa main gauche; trois jets de sang giclèrent de la gorge : ceux de gauche et de droite se dirigèrent vers les bouches des deux servantes et celui du centre dans sa propre bouche.
Ayant accompli ce miracle, tous furent contents et rassasiés et retournèrent plus tard au Palais de la déesse. C'est ainsi que Pârvatî devint connue sous le nom de Chinnamastâ.
Quelquefois, on représente Chinnamastâ se tenant debout sur le couple Kâma Deva et Ratî faisant l'amour, couchés sur un lotus, Ratî étant dessus.
Deux interprétations s'affrontent quant à l'iconographie de Chinnamastâ. L'une dit qu'elle symbolise le contrôle du désir sexuel, l'autre que la Déesse incarne l'énergie sexuelle. L'interprétation la plus commune est celle où la Déesse est censée faire échouer, vaincre, tout ce que Kâma Deva et Ratî représentent, c'est à dire le désir sexuel et son énergie. Dans cette école de pensée, Chinnamastâ incarne le contrôle sur soi, ce qui est la marque indubitable d'un Yogi accompli.
L'autre interprétation dit que la présence d'un couple faisant l'amour est le symbole d'une déesse "chargée" de leur énergie sexuelle. De même qu'un siège de lotus confère à la divinité qui s'y asseoit ses qualités d'heureux auspices et de pureté, de même Kâma Deva et Ratî accordent à la Déesse qui se tient sur eux le Pouvoir et l'Energie générés par leur union charnelle. S'élançant dans son corps, cette énergie jaillit de son torse sans tête pour nourrir ses dévots et la remplir Elle-même. De manière signifiante, ici, le couple en union n'est pas opposé à la déesse, mais une partie intégrale du courant rythmique d'énergie que constitue l'image de Chinnamastâ.
L'image de Chinnamastâ est complexe : elle donne une image de la réalité comme un assemblage de sexe, de mort, de création, de destruction et de régénération. C'est une représentation étonnante du fait que la vie, le sexe et la mort sont partie intrinsèque de l'immense système que constitue l'Univers Manifesté. Les contrastes frappants dans ce scénario - la décapitation macabre, le couple copulant, le sang frais bu à la source, le tout organisé, arrangé de façon délicate et harmonieuse - bousculent le spectateur pour lui faire prendre conscience des vérités que la vie se nourrit de la mort, qu'elle est nourrie par la mort, qu'elle nécessite la mort et que la destination ultime du sexe est de perpétuer plus de vie qui, à son tour, dépérira et mourra pour nourrir encore plus de vie... Dans la plupart des interprétations de l'image de Chinnamastâ, le lotus et le couple en union semblent canaliser une force de puissance de vie vers la Déesse . Le couple jouissant du sexe communique une impulsion insistante et vitale à la Déesse, ils la nourrissent d'énergie. Et, tout en haut, comme une fontaine débordante, le sang jaillit de son cou sectionné, la force de vie la quitte, mais cette énergie coule dans la bouche de ses dévots (comme aussi dans sa propre bouche) pour les alimenter et les nourrir. Le cycle est ainsi clairement illustré : la vie (le couple en union), la mort (la Déesse décapitée) et l'action de nourrir (les accompagnateurs buvant le sang).
Bhairavî, la Déesse du Délabrement |
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Création et Destruction sont les deux aspects essentiels de l'Univers, qui est continuellement sujet à leurs rythmes alternés. Les deux sont également dominantes dans le monde et, de fait, dépendent l'une de l'autre d'une manière symbiotique. Bhairavi incarne le principe de destruction et apparaît, manifeste sa présence lorsque le corps décline et dépérit. Elle est aussi présente dans les habitudes autodestructrices telles que manger de la nourriture tamasique (nourriture ayant des caractéristiques associées à l'ignorance et au désir immodéré), boire de l'alcool, ce qui dégrade le corps et l'esprit. Elle est présente, dit-on, dans la perte de sperme qui affaiblit les mâles. La colère, la jalousie et les autres émotions et actions égotiques renforcent la présence de Bhairavî dans le monde. Un comportement vertueux, en revanche, l'affaiblit. En bref, Bhairavî est la Déesse omniprésente qui se manifeste, et incarne, les aspects destructifs du monde. Toutefois, la destruction n'est pas toujours négative car la création ne peut se produire en son absence. Ceci est parfaitement évident dans le processus d'alimentation et de métabolisme, dans lequel la vie se nourrit de la mort; la création progresse grâce à l'énergie provenant de la destruction.
Bhairavî est aussi identifiée, donc à peu similaire, à Kalaratrî, un nom souvent associé à Kâlî, qui signifie "Nuit Noire' (de la destruction) et se réfère particulièrement à l'aspect destructif de Kâlî.
On se rappellera que Kalaratrî est une des neuf Durga (Navadurgâ).
Bhairavî comme Kalaratrî sont parfois représentées chevauchant sur un âne.
Bhairavî est aussi assimilée à Mahâpralaya, la Grande Dissolution à la fin d'un cycle cosmique, où toutes choses, ayant été consumées par le feu, se retrouvent dissoutes dans les eaux Sans-Forme de la procréation. De plus cette force, qui en réalité est Bhairavî Elle-Même, se retrouve en toute personne car chacun vieillit, s'affaiblit puis finalement meurt. La Destruction est partout apparente et par conséquent Bhairavi est partout présente.
Un commentaire du Parashurama-kalpasutra dit que le nom Bhairavî est dérivé des mots "bharana" (créer), "ramana" (protéger), et "vamana" (dégager, vomir). Le commentateur tente de discerner le sens intérieur du nom de Bhairavî en l'identifiant à ses fonctions cosmiques de création, préservation et destruction.
Dhumavatî, la Veuve |
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La Déesse Veuve Dhumavatî est laide, vacillante et coléreuse. De grande taille, elle porte des vêtements sales. Ses vilaines oreilles grossières, ses longues dents et ses seins pendants, son long nez complètent le tableau. Elle chemine sur un chariot décoré de l'emblème de la corneille; ses yeux sont effrayants et ses mains tremblent. Dans une main, elle tient un van et de l'autre, elle fait le geste qui accorde les bienfaits (varada mudra). D'une nature rude, toujours affamée et assoiffée, elle semble insatisfaite. Elle aime créer des querelles et reste toujours d'apparence affreuse.
La légende qui narre l'origine de Dhumavatî raconte qu'un jour où Satî, l'épouse de Shiva, demeurait avec Lui dans les Himalaya, elle eut très faim et lui demanda quelque chose à manger. Il refusa de lui donner de la nouriture et elle répondit :" Très bien, ,je vais donc Te manger". Aussitôt, elle avala Shiva, devenant du même coup veuve. Il la persuada cependant de sortir d'elle puis, pour la punir, jeta sur elle la malédiction d'être désormais une Veuve sous la forme de Dhumavatî. Ce mythe souligne le penchant destructif de Dhumavatî. Sa faim n'est assouvie que lorsqu'elle dévore Shiva, son mari, Celui qui contient en Lui-Même le Monde Entier ! Bhairavî est l'incarnation de des désirs insatisfaits. Son statut de veuve est bizarre : elle se rend elle-même veuve en avalant Shiva, un acte d'auto-revendication et peut-être d'indépendance.
La corneille que l'on voit comme emblème de Dhumavatî en haut du chariot, est un mangeur de charogne et un symbole de mort. D'ailleurs, on dit parfois que Dhumavatî ressemble à une corneille, dans le Prapancasarasara-samgraha, par exemple.
Le van à grains dans la main de la Déesse représente le besoin de discerner l'essence intérieure des formes illusoires de la réalité phénoménale. Le vêtement qu'elle porte a été emprunté à un cadavre trouvé sur le champ de crémation. On dit que la Déesse est l'Incarnation du Guna Tamas, les qualités négatives liées au désir avide et à l'ignorance. Elle aîme l'alcool et la viande, qui tous eux sont de nature tamasique.
Pour certains spécialistes des Tantra, Dhumavatî est interprêtée comme l'aspect usé, moche et peu attractif de la réalité. Ceci se trouve corroboré par le fait qu'elle est généralement associée à tout ce qui est mauvais augure; elle réside dans les lieux désolés de la terre, les déserts, les maisons abandonnées, mais aussi dans les disputes entre les gens, les enfants qui pleurent, dans la soif et la faim, et, bien entendu, plus particulièrement dans les veuves.
Bagalamukhî Devî, la Déesse qui saisit la langue du Démon |
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La légende de Bagalamukhî est la suivante : un démon du nom de Madan, après des austérités longues et difficiles, acquit des dieux le don de "Vak Siddhi" (Pouvoir de la parole) qui permet de réaliser ce que l'on dit. Il abusa de ce don en harcelant des gens innocents. Mécontents de sa méchanceté, les Dieux invoquèrent Bagalamukhî. Elle stoppa les méfaits de Madan en attrapant sa langue et en l'empêchant de parler. Avant qu'elle ne le tue, cependant, il demanda à pouvoir prier avec elle, ce qui attendrit la Déesse. C'est pourquoi on représente les deux ensemble, la Déesse et le démon.
La Déesse tient une massue dans une main, de laquelle elle s'apprête à frapper le démon, alors que de l'autre elle tire sa langue. Dans ce mythe, en stoppant la langue du démon, elle exerce son pouvoir particulier sur la parole et son pouvoir de bloquer, foudroyer ou paralyser.
Attraper et bloquer la langue du démon a un sens tout à fait clair. La langue est l'organe de la parole ainsi que du goût et on la considère souvent comme une entité mensongère, dissimulant ce qui est dans l'esprit. Lorque la Déesse tord la langue du démon, elle enlève symboliquement ce qui est, en fait, le coupable du mal.
Matângi, la Déesse qui aime la Pollution |
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Un jour Pârvatî, assise sur les genoux de Shiva, lui dit qu'il lui avait toujours accordé ce qu'elle voulait, et qu'elle souhaitait justement aller en visite chez son père, Himalaya. Shiva n'en fut pécialement satisfait mais il dit oui. Il ajouta cependant que si elle ne revenait pas au bout de quelques jours, il serait obligé d'aller la chercher. La mère de Pârvatî envoya une grue (l'oiseau) pour la transporter. Ne la voyant pas revenir, Shiva se déguisa en marchand de colifichets et s'en vint à la maison de son beau-père. Il vendit quelques ornements de coquillage à Pârvatî puis, voulant tester sa fidélité, lui demanda de payer... en nature. Pârvatî fut outrée de la requête de ce marchand et s'apprêtait à lui lancer une malédiction mais, tout à coup, son intuition yoguique lui fit comprendre que ce vendeur n'était autre que son mari. Ne révélant pas qu'elle avait percé à jour sa véritable identité, elle lui fit cette réponse :"D'accord, très bien, mais maintenant !".
Quelques temps plus tard, Pârvatî se déguisa en chasseresse et alla rendre visite à Shiva, alors qu'il préparait sa prière du soir. Elle se mit alors à danser, vêtue d'étoffes rouges; son corps était mince, ses yeux grand ouverts, sa poitrine épanouie. L'admirant, Shiva dit :"Mais qui es-tu ?". Elle répondit : "Je suis une Chândâlinî, la fille d'un Chândâla (un Intouchable, un hors-caste), je suis venue pour faire pénitence". Shiva répliqua : "Je suis Celui qui donne les fruits à ceux qui accomplissent les pénitences". Ayant dit, Il prit la main de la jeune femme, l'embrassa et se prépara à lui faire l'amour. Pendant qu'ils faisaient l'amour, Shiva se changea en Chândâla. C'est alors qu'il reconnut sa femme Pârvatî dans sa partenaire d'un moment. Après s'être unis, Pârvatî demanda une faveur : "Puisque Tu m'as fait l'honneur de faire l'amour avec moi, en tant que Chândâlinî, puisse cette forme exister toujours et être connue sous le nom de Uccishtha-Matângini (ou encore Matângi)".
La clé de cette histoire réside dans le mot Chândâla. On dit que les Chândâla constituent la couche la plus basse dans la hiérarchie des castes, selon les croyances hindoues orthodoxes. Associés à la mort et à l'impureté, ils ont toujours survécu aux franges de la société. Dérogatoire dans son sens le plus extrême, l'étiquette de Chândâla est devenue la pire flétrissure. Ainsi, en se déguisant en Chândâlinî, Pârvatî assume l'identité d'une personne de la pire des castes inférieures et, en étant attiré par elle, Shiva se permet de s'identifier avec elle. Les deux Divinités, en pleine conscience et volontairement, s'associent à la périphérie de la société hindoue et de sa culture. Par conséquent, l'identité de Chândâla est sacralisée, représentée par la Déesse Matângi. La Déesse résume en Elle-même ce qui est pollué, ce qui est interdit.
Un autre mythe sur Matângi renforce cette interprétation. Un jour, Vishnu et Lakshmî vinrent rendre visite à Shiva et Pârvatî. Ils leur offrirent des mets délicieux, dont quelques morceaux tombèrent par mégarde sur le sol. De ces miettes émergea une jeune fille dotée des qualités d'une fée. Elle demanda qu'on lui donne les restes de cette nourriture (uccishtha). Les quatre Dieux et Déesses lui offrirent ces restes comme Prasad (une nourriture devenue sacrée parce qu'elle a été goûtée par des Dieux). Shiva dit alors à la jolie jeune fille : "Ceux qui répèteront ton mantra et te vénèreront, leurs activités seront fructueuses. Ils pourront garder le contrôle sur leurs ennemis et obtenir ce qu'ils désirent". C'est ainsi que cette jeune fille devint connue sous le nom de Uccishtha-Matângini.
Cette légende souligne l'association de Matângi avec les restes de nourriture, ce que l'on considère normalement comme très polluant. En vérité, elle émerge des miettes de table de Shiva et Pârvatî. Les textes décrivant les rites envers cette Déesse spécifient que les dévots devraient offrir leurs restes de repas avec les mains et la bouche souillés ! Ce qui veut dire que les dévots doivent être en état de pollution, ayant mangé et ne s'étant pas lavés...
C'est un dramatique renversement des protocoles rituels habituels pour l'adoration des divinités. Normalement, les dévots sont très attentifs à offrir de la nourriture particuilièrement pure, ou, en tout cas, de la nourriture que la divinité aime. Après que la divinité l'ait "mangée", la nourriture est considérée comme bénie et restituée au fidèle qui doit la manger à son tour car elle contient la grâce de la divinité. Le rituel de "donner et prendre" dans ce cas, souligne la position subordonnée du dévot, qui sert la déité puis accepte avec joie ses "restes". Mais dans le cas de Matângi, les adorateurs Lui présentent leurs restes pollués et sont eux-même en état de pollution en agissant ainsi.
Dans quelques rituels, on va jusqu'à offrir à cette Déesse une pièce de tissu tachée de sang menstruel dans le but, magique, d'attirer quelqu'un. Le sang menstruel est considéré comme tabou dans les activités religieuses mais dans le cas de Matângi, ces tabous stricts sont négligés.
Kamalâ, la Dernière mais pas la moindre |
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Kamalâ, la dernière des Dix Déesses de Sagesse, montre l'épanouissement complet de la Déesse dans la sphère matérielle. Elle est simultanément le début et la fin de notre culte de la Déesse.
Les textes sacrés sont bien explicites en ce qui concerne son iconographie : C'est une belle femme au teint doré. Quatre éléphants l'arrosent en versant sur Elle le Nectar contenu dans des jarres. Dans ses quatre mains, elle tient deux lotus et fait le geste qui accorde des faveurs (varada mudra) et le geste qui rassure (abhaya mudra). Elle porte une superbe couronne et un vêtement de soie.
Le nom Kamalâ veut dire "Celle qui est assise sur un lotus"; c'est un épithète habituel de Lakshmî car, en réalité, Kamalâ n'est autre que la Déesse Lakshmî. Bien que citée comme la dernière des Mahâvidyâ, c'est la plus connue et la plus populaire. Plusieurs fêtes sont données, au cours de l'année, en son honneur, dont Diwali est la plus célèbre. Cette fête relie Lakshmî à trois sujets importants et dépendants les uns des autres : la prospérité et les biens matériels, la fertilité et les cultures, et enfin la chance.
Les éléphants versant le Nectar sur la Déesse sont le symbole de la Souverainté et de la Fertlité.
Bien que semblable à Lakshmî, d'importantes différences expliquent que Kamalâ soit incorporée dans le groupe des Mahâvidyâ. La chose la plus frappante, c'est que Kamalâ n'est jamais décrite ou montrée en compagnie de Vishnu.
A cet égard, contrairement à Lakshmî, Kamalâ est totalement absente des contextes domestiques, sociaux, ou conjugaux. Elle ne joue aucun rôle standard de femme et il faut en effet souligner l'indépendance des Mahâvidyâ. Ce sont, de plein droit, des Déesses du Pouvoir. Ce Pouvoir et leur Autorité ne doit rien à leur association avec une divinité masculine. Bien au contraire, c'est le Pouvoir des Déesses qui s'infiltre dans les Dieux et leur permet d'accomplir leurs fonctions cosmiques.
Conclusion |
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Il est frappant de constater comment l'imagerie féminine et les femmes sont centrales dans la conception des Mahâvidyâ. Sur le plan iconographique, on voit chacune d'elles dominer les formes masculines. Kâlî et Târâ sont montrées à califourchon sur Shiva tandis que d'autres, comme Shodashî est assise sur le corps de Shiva qui, à son tour, est couché sur un support dont les pieds sont quatre Dieux ! De manière encore plus significative, aucune des Mahâvidyâ n'est figurée comme épouse ou compagne d'un Dieu. Même Lakshmî, bien connue comme épouse fidèle de Vishnu, est ici seule. On notera aussi que les têtes coupées qui ornent les corps des déesses sont celles de mâles, de même que les cadavres qu'elles piétinent.
De plus, les textes Tantriques mentionnent souvent l'importance de révérer les femmes. Le Kaulavali Tantra dit que toutes les femmes devraient être considérées comme la manifestation de Mahâdevî, la Grande Déesse.
Au final, la question demeure : pourquoi devrions nous accorder un culte à une Déesse comme Kâlî, Chinnamastâ, Dhumavatî ou n'importe quelle autre, puisque chacune incarne brutalement tout ce qui est marginal, dégradant, subversif ? Ces Déesses sont aussi effrayantes que dangereuses. Souvent, elles menacent l'ordre social. Du fait de leur association étroite avec la mort, la violence, la pollution rituelle et la frange marginale et méprisée de la société, elles interpellent ce que l'on considère normalement comme "bon" : le confort dans la vie, la sécurité, le respect, l'honneur... L'adoration de ces Déesses donne au dévot l'opportunité d'expérimenter une spiritualité nouvelle, rafraîchissante et libératrice de tout ce qui est interdit par la société établie, ce qui est particulièrement important dans la société hindoue corsetée par les innombrables interdits moraux et comportementaux du système des castes.
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